« Sensibilités excentriques » Une heuristique sensorielle
L’artiste américain Mel Bochner a développé une pratique artistique depuis les années 1960 qui examinait les multiples inadéquations entre les objets matériels et leur mesure théorique. Conjointement, il a développé des opérations de langage paradoxales qui reposent sur les relations elles-mêmes inadéquates entre signifiant et signifié, entre les mots et ce qu’ils désignent. La rencontre entre ces deux approches interrogeait la manière dont la science, utilisant le langage (y compris mathématique), compose avec ces hiatus parfois irréconciliables. Et c’est dans cet écart qu’un espace sensible permet de toucher certaines intuitions.
Dans les années 1960, Alexandre Koyré affirmait qu’entre la « donnée empirique et l’objet théorique, il reste et il restera toujours, une distance impossible à franchir (…) C’est là que l’imagination entre en scène. Allègrement, elle supprime l’écart. Elle ne s’embarrasse pas de limitations que nous impose le réel ».
L’imagination, les « expériences de pensées » sont, comme l’affirmait Albert Einstein, prises dans les capacités sensorielles du corps. Or, il semble que les aptitudes sensorielles soient négligées dans l’équations scientifique à une époque où les sciences humaines font le constat déconcertant d’une perte globale de la sensibilité. En effet, de nombreuses découvertes scientifiques (neurologie, sciences humaines) récentes identifient la perte de sensibilité perceptives dues aux usages de la vie moderne (perte de capacités acoustiques, olfactives, tactiles et certaines capacités de repérage dans l’espace et de mouvements).
Décrit comme un « Heuresthète », Einstein a révélé certains aspects de ses procédures : « Les mots ou le langage parlé, ne semblent jouer aucun rôle dans mon mécanisme de pensée. Les entités psychiques qui servent d’éléments à ma pensée sont, dans mon cas, de types visuel et parfois musculaire. Les mots conventionnels ou autres signes doivent être recherchés laborieusement dans un second stade… »1.
Y compris dans la logique formelle, comme Augustin Berque le remarque : « dire que, par le calcul, nous parvenons à connaitre des réalités non percevables et non intuitives, c’est oublier que le calcul se situe d’abord dans la tête du calculateur… »2 car en effet, si les phénomènes observés ou imaginés théoriquement peuvent s’imposent comme des faits ou des vérités, nous les imaginons et les percevons, les rendons intelligibles ou les rendons compréhensibles à travers nos capacités linguistiques par le langage ordinaire, des diagrammes ou des formules mathématiques. Autant de langues dites naturelles ou artificielles qui sont soumis à des processus de traduction, donc d’interprétation.
Entre les paradoxes de Zenon, le Chat de Schrödinger et la balade en bateau d’Einstein, les hypothèses scientifiques en astrophysique et physique quantique, peuvent parfois faire usage de métaphore, de récits ou d’images, source d’intuitions plus tard confirmées par l’expérimentation. Ces métaphores sont aussi des moyens permettant de transmettre les enjeux théoriques. Ils entretiennent alors de nombreuses affinités avec les champs de l’art comme en témoigne la manière dont Picasso et Duchamp, chacun à leur manière, imaginent les théories de la 4è dimension de Poincaré.
Par ailleurs, comme pour Duchamp, des anecdotes de la vie quotidienne des chercheu.se.r.s participe de leur œuvre. L’histoire est devenue célèbre, Niels Bohr avait accroché un fer à cheval porte bonheur devant la porte de sa maison de campagne. Un de ses collège s’étonnant que le prix Nobel soit superstitieux, Bohr lui répondit : « je n’y croit pas, mais il parait qu’il n’est pas nécessaire d’y croire pour que ça fonctionne. » Une réponse qui ne valide pas le caractère scientifique de l’efficacité du fer à Cheval mais propose une image, certes simplifiée mais néanmoins lumineuse de certains aspects de la théorie quantique.
Or, si comme le dit Richard Feynman: « personne ne comprend la mécanique quantique (…) on finit par s’y habituer ! », Il s’agirait alors de questionner la notion même de compréhension, la Katalepsis (« stabiliser par la saisie » nous dit Zenon) et de la rapprocher d’une Kataleipsis (de leipo « lacher prise ») c’est-à-dire de « s’habituer » à multiplier les expérience sensorielle de la relation aux phénomènes.
La résidence permettra de développer des recherches dans trois directions.
– Des échanges avec des chercheu.se.r.s sur leurs recherches et la manière dont elles.ils font usage du langage (mathématique, diagrammatique, ordinaire…). Porter attention à leurs modes de pensées et identifier leurs manières singulières d’accéder à une compréhension des phénomènes.
– Imaginer des méthodes et dispositifs sensoriels permettant de favoriser des recherches stimulant les expériences de pensées ou permettant de percevoir des données nécessitant des traductions accessibles pour la perception. Nous rechercherons dans la direction d’anciens et de nouveaux dispositifs sensoriels en utilisant différentes modalités perceptives (visuelles, acoustiques, tactiles) certaines issues de méthodes traditionnelles (méditations, concentration, privations sensorielles), artistiques (production de récits, expériences chorégraphiques, productions de formes…) et technologiques (réalité virtuelle, spatialisation perceptive en réalité augmentée).
Ces recherches pourraient se développer avec des artistes dont : Mel Bochner, Mark Geffriaud, Myriam Levkovitz, David Horvitz, Slow Reading Club, Julie Semoroz, Mieko Shiomi et mener à une exposition et/ou des évènements (performances et séminaires) à Bétonsalon et ailleurs.
Nous pourrions également mettre en place des partenariats avec l’IRCAM, des centres de recherche en anthropologie, en neuro-physiologie, en psychanalyse et avec les domaines de l’écologie.
– La crise de la sensibilité (entendue comme source des crises climatiques, environnementales et psychiques) nécessite de renouer des liens sensibles avec la nature. La transmission des connaissances sur le fonctionnement du monde physique à une plus large audience pourrait être stimulée par la production de nouvelles formes de relations et d’expériences sensorielles imaginées avec des artistes en collaboration avec des chercheurs.
1A. Einstein cité dans J.Hadamard, Essai su la psychologie de l’invention dans le domaine mathématique, Paris, Blanchard, 1959, p.75.
2Augustin Berque, Vivre l’Espace au Japon, PUF, 1982, p.21.
Sébastien Pluot est historien de l'art, chercheur et commissaire d'exposition, codirecteur de Art by Translation (ESAD TALM, ENSAPC). Il a été commissaire de nombreuses expositions et colloques, notamment sur les œuvres d'Alison Knowles, Mel Bochner, Christopher D'Arcangelo… et pour des expositions collectives telles que Art by Telephone Recalled, Time Capsules 2045, The Intolerable Straight Line, Dernières nouvelles de l'Éther, Une lettre arrive toujours à destinations, Double Bind, Arrêtez d’essayer de me comprendre qui ont été présentées à Artists Space, CAPC, CNEAI, CAC Torres Vedras, Documenta 14, Fonderie Darling, Emily Harvey Foundation, Jeu de Paume, James Gallery, La Panacée, MAK Center for Art and Architecture, Leonard & Bina Ellen Art Gallery, Villa Lemot… Il a enseigné en tant que professeur invité à Barnard College, CalArts, CUNY, Terra Foundation Summer Residency, San Francisco Art Institute, Université Sorbonne, et a organisé et présenté des conférences à l'Université de Columbia, Université de Floride, NYU, Université de Princeton, RedCat, LACMA, Centre Georges Pompidou, Jeu de Paume, INHA, HEAD, etc. Il est actuellement chercheur (doctorant) au Centre André Chastel, commissaire pour le programme HISK (2023) de Bruxelles. Il est lauréat de la Villa Médicis (HLM à New York 2008) et la Villa Kujoyama (Kyoto, 2023). Il est aussi consultant pour des questions d'écologie.
Projet financé par le Labex UnivEarths et le Fonds de dotation RFPU.